Prescripteurs de saines addictions

Textes primés du concours d'écriture "Les chroniques d'Harris Burdick"

2ème texte primé : "La maison de Maple street" de Christelle Pelleter

La maison de Maple Street

Lundi 12 janvier 2014 :

Je n’oublierai jamais ce jour.
Dès l'entrée dans la chambre d’hôpital, je fus frappé par la maigreur de mon grand-père ainsi que par son teint jaune. Ma grand-mère était, elle aussi, partie quelques années plus tôt, emportée également par un cancer du pancréas. J'en connaissais donc, hélas, toutes les étapes immuables : au début, une perte d'appétit, s'accompagnant rapidement d'une importante perte de poids (qui avait initialement ravie ma grand-mère), un mal sournois dont la guérison est quasiment impossible à ce jour.

Grandpa ouvrit faiblement les yeux. Malgré son état d'extrême fatigue, il trouva encore la force de soutenir le regard de chacun de nous. Notre famille était en effet réunie pour cette ultime communion avec lui. J’ai parfois l’impression qu’à certains moments de notre vie, le temps accélère sa course, déjà folle habituellement pourtant. J’avais envie de rembobiner la pellicule, revivre des moments de mon enfance où il tenait une grande place. Sans lui, le monde ne sera plus le même, c’est sûr.

Nous essayâmes de briser cette atmosphère pesante en parlant à mi-voix entre nous ou bien en lui adressant quelques mots brefs. Lui d'habitude si souriant n'avait plus envie de donner le change. C'était la fin, il le savait et il l'acceptait. Il nous regarda un par un et commença à délirer ; il nous parla comme si nous étions ses frères et sœurs. Il revit défiler lui aussi, comme moi quelques heures avant, son enfance. Grandpa John nous donna des ordres pour construire une cabane, puis demanda à sa sœur supposée, Kate (en réalité ma sœur Mary), de préparer un pique-nique à emporter avec nous pour aller pêcher.

Au bout de quelques minutes, il finit par s'endormir. Son sommeil fut entrecoupé par des rictus de souffrance. Ma sœur et mon frère en profitèrent pour aller prendre l'air. Mes parents les suivirent peu de temps après. Je restai avec mon grand-père, caressant sa main, observant les cartes postales affichées sur les portes du placard de sa chambre. Que des vues de ses coins de prédilection, de son enfance passée en France, en Bretagne : Pont-Croix, l'île de Sein, Audierne, la pointe de Trévignon où il allait passer des vacances chez ses grands-parents, le Conquet où il avait aimé travailler comme cuisinier... Sa Bretagne qu’il aimait tant ! Il ne l’avait quittée que par amour pour ma grand-mère. Elle s’appelait Carol. Américaine venue en France pour perfectionner son accent français durant un stage de six mois dans un office de tourisme, ils étaient tombés follement amoureux et s’étaient mariés un an plus tard, s’envolant juste après pour les Etats-Unis. Il m’en avait tellement parlé de sa Bretagne !

Il avait aussi affiché quelques toiles de mon père (notamment une peinture à l’acrylique où mon père avait soigné chaque détail d'une truite plus vraie que nature, un cadeau précieux pour mon grand-père, grand amateur de pêche). Il y avait aussi sur les murs des photos de nous : sa femme Carol, son fils et sa belle-fille ainsi que ses trois petits-enfants et ses huit arrière petits-enfants. Il ouvrit alors les yeux et me sourit. Il me fit signe d'approcher. Je rapprochai mon fauteuil. Il commença à parler mais sa voix ressemblait tellement à un murmure que je me demandais si je ne rêvais pas.

« C'est fichu, Tom, je sais bien. Je vais partir maintenant. On peut même dire que c'est ce que je veux. Je souffre trop... ». Je l'écoutais et me retenais de ne pas craquer devant lui. Mes yeux étaient brillants et il le vit.
« Vous êtes tous grands maintenant. Carol n'est plus là et moi je suis vieux et fatigué. De toute façon, je n'ai plus la force de me battre. Regarde, je fais peur comme ça... J'ai honte, je ne suis même plus un homme...Je pesais quatre-vingt-cinq kilos il y a encore un an. Combien je pèse aujourd'hui ? Cinquante kilos ? Quarante ? Il faut dire que le cuisinier n'est pas très doué non plus... », ajouta-t-il en souriant.
« Ne sois pas triste, ne soyez pas tristes. C'est la vie ; elle a un début et forcément une fin. Je veux juste que tu me promettes deux choses. D'abord, je veux reposer en mer. J'ai longuement réfléchi : je veux que mes cendres soient jetées en France, évidemment en Bretagne, dans la mer au large de l’île de Sein. Le patron de l'Enez Sun, la vedette qui assure la liaison entre le continent et l’île, était un de mes amis d’enfance. J’ai écrit son nom et son numéro de téléphone sur ce papier. Il me connaît bien, il acceptera cette mission. J’ai économisé une belle somme à la banque pour vous permettre à tous de faire le voyage ensemble jusque là-bas. J’aurais dû le faire avec vous ce voyage, mais ta grand-mère est tombée malade, puis moi. De toute façon, nous étions un peu comme ces petites mésanges que nous avions chez nous, tu te rappelles ? Un couple d’inséparables ne peut vivre chacun sans sa moitié... Quand vous serez en Bretagne, je suis sûr que vous comprendrez mon attachement à la France et à ma région. Mes branches ont poussé ici, mais mes racines sont sinueuses et sont plantées là-bas. La deuxième chose que je voulais te demander, c’est de veiller à ce que mes musiques préférées m’accompagnent lors de mes obsèques et dans mon retour au pays. Tiens, voici, un deuxième papier, j’y ai noté mes airs préférés, mais je suis sûr que tu les connais déjà : je veux garder en moi à jamais ces mélodies « Somewhere over the rainbow », la chanson que j’aimais fredonner avec Carol, « Le paradis blanc » de Michel Berger, qui m’a toujours fait regretter de ne pas avoir appris le piano et « Borders of salt » de Dan ar Braz, quand tu l’écouteras, tu comprendras ce choix. »

N'ayant pas la force de répondre, je me mis à serrer sa faible main dans la mienne et j'acquiesçai de la tête. Ses magnifiques yeux bleus, ceux-là même qui m’avaient troublé tant de fois, cherchèrent à croiser mon regard. Je lui souris et l'embrassai, tout en lui promettant d'exaucer ses deux souhaits. « Sois tranquille, je me charge de tout ».
Les larmes coulaient à présent à flot sur mes joues. Lui, c'était le contraire ; de son visage émanait une grande quiétude. Lorsque mon frère, ma sœur et mes parents entrèrent à nouveau dans la chambre, un sourire serein illuminait le visage de notre bien aimé. Il nous regarda les uns après les autres, puis s'endormit pour toujours, apaisé.

Je tins mes promesses : du choix des musiques au rapatriement des cendres de mon grand-père en France, dans sa Bretagne natale. Le pèlerinage familial devait avoir lieu deux mois plus tard, le temps pour chacun des membres de notre famille de s’organiser au niveau professionnel et familial. Une autre étape importante restait à accomplir : décider du devenir de la maison de Maple Street, celle où vivaient encore heureux il y a trois ans, mes deux grands-parents, amoureux comme deux éternels adolescents. Chacun ayant des pensées différentes et un affect particulier avec cette maison, il fut décidé d’un concile familial qui aurait lieu le dimanche 17 août 2014.

Samedi 16 août 2014 :

Nous y sommes. C’est la veille de ce moment tant redouté du choix du devenir de la demeure de Maple Street. Déjà sept mois que mon grand-père est parti. J’ai l’impression que c’était hier. Je ne trouve plus le sommeil depuis plusieurs jours tant je redoute l’échéance du lendemain.

Dimanche 17 août 2014 : 6h37.

Il est bien tôt mais je suis déjà debout, le rêve que j’ai fait cette nuit m’ayant vraiment retourné. La chaleur étouffante n’est sans doute pas étrangère à ce rêve insensé fait cette nuit (tout comme le touchant film d’animation Là-haut regardé trois jours plus tôt en compagnie de mes jumeaux de six ans). Je crois en effet qu’il est très difficile voire impossible de vivre dans une maison qui a été fortement marquée par l’empreinte de ceux qui y ont vécu, peu importe l’atmosphère bienveillante ou violente qui y a régné. C’est certainement pour cela que mon esprit vagabond m’a amené à imaginer que le décollage de la maison de Maple Street aurait lieu ce dimanche 17 août 2072, à 15h53 précisément, mêlant la fiction à la réalité spatio-temporelle. Dans mon rêve, je croyais dur comme fer à cet envol, reprenant ainsi des anciennes croyances de peuples millénaires. C’est ainsi que j’ai également songé aux Indiens qui brûlaient les tentes de leurs défunts emportant avec eux leur âme, aux Celtes qui enterraient leurs guerriers émérites avec leurs armes et boucliers, aux Egyptiens aussi qui agrémentaient ainsi les sépultures des pharaons avec leurs objets fétiches. Alors, pourquoi, en 2072, ne pourrions-nous pas autoriser l’envol des maisons ?
C’est ainsi que, le cœur tremblant, les mains moites et la gorge nouée, j’ai assisté avec mes proches à l’envol de la maison de Carol et John (Jean de son vrai prénom) David. Ce fut un décollage parfait. A l’image de ce qu’avait été cette maison. L’habitation du 118 de la rue Maple se souleva donc doucement dans les airs, sous un soleil radieux. Depuis la fenêtre de leur chambre, nos regrettés grands-parents nous souriaient avec bonhommie et nous faisaient au revoir de la main, comme à la fin d’un simple après-midi passé ensemble. Sur nos joues, des larmes coulaient bien sûr mais nous leur rendions leurs sourires aussi. Mélange de tristesse et d’apaisement.
Sauf qu’au réveil, je me suis vite aperçu que nous n’étions qu’en 2014 et pas en 2072, et que l’envol des maisons n’est pas encore d’actualité ! Après réflexion, j’ai vu comme un signe dans ce songe, comme si Carol et John avaient voulu transmettre un quelconque message depuis l’autre monde. D’accord mais lequel ? Je ne suis pas coutumier de la communication avec les esprits, moi, le chercheur en sciences physiques !
J’ai décidé de raconter mon rêve à mes parents, mon frère James et ma sœur Mary. Peut-être l’un d’entre nous donnera un sens à ce rêve. Sinon, j’aurais au moins l’impression d’avoir soulagé ma conscience…

Dimanche 17 août 2014 : 20h54.

Ouf ! Je suis soulagé. Cette journée est à présent terminée. J’ai raconté mon rêve à ma famille, ne craignant pas d’être ridicule. Chacun sait que cette maison avait une importance particulière pour moi. Ensemble, nous sommes finalement tombés d’accord. Cette maison devait avoir une deuxième vie. Impossible pour l’un de nous de la racheter et de vivre dans la maison de la rue Maple sans avoir l’impression de vivre dans une maison hantée, par des esprits bienveillants certes, mais quand même trop présents.
Nous avons opté pour une solution qui me semble la plus adaptée à cet endroit : la maison de Maple Street va être léguée à l’association de bienfaisance Care. Elle va devenir un lieu d’accueil, un refuge pour les enfants et les jeunes trop âgés pour être adoptés, cabossés par la vie, sans ressources et sans famille pour les guider dans la vie. Un éducateur vivra avec ces cinq jeunes dans la maison, aidé dans sa mission par l’esprit bienveillant des mes chers grands-parents, ces petites mésanges inséparables. C’est sûr, tout se passera bien pour eux. Puisque ce nouveau lieu doit faciliter l’envol de ces oisillons tombés du nid, un nom a été naturellement donné pour rebaptiser le 118 de la rue Maple : « Fly away », évidemment !
Peut-être finalement, les maisons peuvent-elles s’envoler aussi, ou leurs occupants du moins?