Dans la lumière et les ombres. Darwin et le bouleversement du monde
Darwin et le bouleversement du monde
De Jean-Claude Ameisen
Fayard
Est-ce un hasard si le titre de l’ouvrage et celui du sous-titre sont, sur la couverture, imprimés de façon très différenciée et deux encres de couleur différente ? Et d’ailleurs quel est le titre du livre ? Et quel le sous-titre ? Et s’il y avait deux livres en un ?
Bien sûr Dans la lumière et les ombres est un livre sur Darwin et le bouleversement du monde, mais ce serait une erreur de considérer ce nouveau travail de Jean Claude Ameisen comme une simple biographie de Darwin et un récit de la révolution que le grand savant anglais a engendrée en écrivant L’origine des espèces.
Généralement les biographies sont aussi des autobiographies, peu ou prou. En l’occurrence c’est plus complexe que cela, plus subtil. Ameisen parle peu de lui-même, et pas assez de ses propres travaux, pourtant si importants. Il s’agit malgré tout d’un livre très personnel. Un livre en trois chapitres, mais en 4 parties, ou, si vous préférez en trois parties et une atmosphère, ou en trois parties et un bain de littérature.
Dans le premier chapitre, qui s’intitule « L’aube » l’auteur nous parle du jeune Darwin, de sa formation, de ses lectures (celle de Lyell notamment), de son voyage sur Le Beagle. De ses premières réflexions et de ce que les théories de savants qui ne s’intéressaient pas à la biologie mais à l’économie, Adam Smith et Malthus, ont pu lui apporter. On devine, plus que ce n’est explicitement dit, un Darwin soucieux de respectabilité et inquiet des conséquences que la révolution qu’il opère pourrait avoir sur sa réputation de savant respecté. Et puis Ameisen démontre, et il émaille son propos de citations aussi nombreuses
que judicieusement choisies, toute la nouveauté et l’actualité de la révolution darwinienne, soulignant que le discours sur le vivant, la logique du vivant « n’ont désormais de sens que s’ils son éclairés par la théorie de l’évolution ». Il montre aussi l’importance des travaux de Wallace soulignant que des chercheurs ont proposé que l’expression « théorie darwinienne » soit remplacée par une expression nouvelle « théorie de Darwin et Wallace ».
Dans un second chapitre qu’il intitule « La nuit » l’auteur montre comment les principes et les lois formulés par Darwin ont été abusivement détournés par les promoteurs du darwinisme social, à quelles abominations aux antipodes des idées de Darwin aboutira l’interprétation abusive, erronée que l’on fera de sa théorie en détournant le sens qu’il donnait à la notion du « plus apte », et pour commencer certains de ses proches, et notamment son neveu Galton.
Enfin dans un troisième chapitre intitulé « le futur distant » (il s’agit du futur distant de Darwin) Ameisen nous livre un état de la science telle qu’elle a progressé depuis Darwin jusqu’à nos jours. Et l’on croise Sean Carroll qui en 2008, alors qu’il travaille depuis une quinzaine d’années sur les gènes Hox publie Evo-devo dont le sous-titre est une théorie génétique de la genèse des formes. On apprend où en est Stuart Kauffman qui publie Les origines de l’ordre, des réflexions sur l’auto-organisation et la sélection dans l’évolution. Il est question des symbioses, dont parle Margaret Mac Fall-Ngai, qui se nouent dans les mers entre les calmars et les bactéries luminescentes. On est informé des travaux de Cynthia Kenyon en 1990 sur la mutation expérimentale d’un seul gène chez le petit ver transparent Caenorhabditis elegans qui « suffit à doubler la durée de vie ‘naturelle’ maximale propre à l’espèce ». Et, précisement, en doublant la durée de sa période de jeunesse. On apprend où en est Ameisen lui-même dans ses travaux sur la mort cellulaire et sur le vieillissement des corps et la résonance de ses recherches avec la théorie de la « pléiotropie » que Williams avait développée quarante ans plus tôt. On croise Ricahrd Dawkins, et Lynn Margulis, Ian Wilmut (souvenez vous : la brebis Dolly) et Theodosius Dobzhansky, l’un des pères de la théorie synthétique du vivant ; Niles Eldredge, Stephen Jay Gould et leur théorie des « équilibres ponctués ». On apprend que « l’univers est empli de fractales autosimilaires qui rendent compte des formes les plus diverses » : nuages, flocons de neige… et dans le monde vivant : ramifications des arbres, des vaisseaux sanguins…On lit que « l’apprentissage fait partie de ‘l’hérédité’ ». Bref, en deux cents pages de ce troisième chapitre, Jean Claude Ameisen nous promène dans la science du vivant telle qu’elle évolue aujourd’hui. « La science (qui) efface l’ignorance d’hier et révèle l’ignorance de demain » dit le physicien David Gross que cite l’auteur.
Mais venons en au supplément d’âme de ce livre. Un livre en trois chapitres, certes, mais cela ne suffit pas à en rendre compte. Car si notre cerveau, le vôtre, le mien, est immergé dans un bain d’acide urique celui de Jean Claude Ameisen baigne dans la littérature. Ce livre est le livre d’un savant qui se nourrit de lettres, ce livre est le livre d’un savant philosophe, ce livre est le livre d’un politique au sens le plus noble du terme, celui d’un homme qui s’intéresse à la Cité. La littérature est partout, au détour de chaque page. Quand l’auteur, par exemple, cite Darwin écrivant dans son Journal « Il n’est peut-être rien qui cause de manière plus certaine l’étonnement que la première vision, dans son habitat natif, d’un barbare – de l’homme dans son état le plus bas et sauvage. Notre esprit remonte alors à contre-courant les siècles passés et se demande : est-ce que nos ancêtres ont pu être des hommes comme eux ? Des hommes dont les signes et les expressions nous sont moins intelligibles que ceux des animaux domestiques ; des hommes qui ne possèdent pas l’instinct des animaux, mais cependant ne semblent pouvoir se prévaloir de la raison humaine, ou du moins des (attributs de culture) que confère la raison. Je ne crois pas qu’il soit possible de décrire ou de peindre la différence entre l’homme sauvage et l’homme civilisé » et précise que selon Darwin « Le barbare », « le sauvage », « l’ancêtre » sont aussi en nous, et le « plaisir » qu’il éprouve à sa rencontre, c’est pour ajouter que ce plaisir sera ressenti par d’autres comme une terreur et de citer, aussitôt, Joseph Conrad décrivant dans Au cœur des ténébres Marlow qui raconte son expédition en Afrique. « Remonter la rivière était comme remonter vers les tout premiers débuts du monde. (…) Nous avancions sur une terre préhistorique (…). L’homme préhistorique nous injuriait, nous priait, nous souhaitait la bienvenue – qui pouvait dire ? (…) nous étions en train de voyager à l’intérieur de la nit des premiers âges, de ces âges qui se sont enfuis, laissant à peine un signe – et aucun souvenir. (…) Là, vous pouviez observer une chose monstrueuse en liberté. C’était non terrestre, et les hommes étaient – Non, ils n’étaient pas humains. (…) ce qui vous faisait frémir c’était cette idée de leur humanité –semblable à la vôtre – cette idée de votre lointaine parenté avec ce tumulte sauvage et véhément. » Dans la lumière et les ombres est truffé de références littéraires, philosophiques. De même qu’il nous fait croiser Feynman et Dobzhansky Ameisen nous emmène à la rencontre de Lucrèce et de son De natura rerum, nous conduit à fréquenter Marguerite Yourcenar, dont il cite longuement le chapitre « L’abîme » dans la troisième partie, La vie immobile de L’œuvre au noir, Ben Okri et Russell Banks, Oscar Wilde et La Reine rouge, et Paul Eluard, et Celan, et John Donne, et Hemingway et T.S Eliot, et...
Ceci encore: « J’ai appris un jour, par hasard, qu’une autre, au loin, marchait depuis longtemps auprès de nous. Mon frère l’avait découvert plus tôt. Et s’était tu. Ma sœur le découvrit. Et en parla.
« Ma mère avait connu mon père à Paris, après la guerre où il avait combattu et été fait prisonnier. Je connaissais tout de leur histoire. Mais de combien de silences est fait un passé familier ? J’ai appris un jour que la venue de ma mère avait été pour mon père une forme de retour. Le retour de sa première femme disparue à Auschwitz d’où revenait ma mère sans la connaître. J’imaginais mon père comme Orphée remontant des Enfers, Eurydice sur ses pas, ma mère à ses côtés » (….)
« Klara – « Ameisen Claire, née « Bergler…Polonaise ». (…)Dans le convoi n° 34 au départ de Drancy, le « 18 septembre 1942. Le trente-quatrième convoi aux portes scellées « qui s’enfonçait vers Auschwitz. Le convoi n° 34, mille personnes – « femmes, hommes, enfants, vieillards. Huit cent cinquante-neuf « femmes, hommes, enfants et vieillards gazés et brûlés à l’arrivée. « Vingt et un survivants (en 1945).
« Sur la même liste, dans le même convoi, le nom d’un père et « de sa fille de seize ans, Dora Bruder. (…) »
Et pour finir convenons avec Ameisen que « la lumière de la connaissance, la lumière de la science est d’une extraordinaire beauté.
« Elle éclaire le monde et nous éclaire.
« Mais elle ne doit jamais, nous ne devons jamais la laisser noyer cette flamme à jamais inconnue qui brûle en chacun de nous et dont nous ne percevons que des reflets.
« Et quand la lumière commence à effacer les ombres, quand la lumière commence à aveugler au lieu de simplement éclairer, la nuit tombe. En plein jour, comme elle est si souvent tombée. »
« Un brillant avenir » est un roman passionnant sur l'exil, sur la famille, sur le couple, sur l'amour, ses hauts et ses bas, sur la maladie et la mort toujours proches, sur les non-dits, les malentendus, sur la force des femmes. Sur l'avenir des enfants qui, nécessairement, échappent à leurs parents. Sur l'étrange relation qui peut se nouer entre une belle-mère et sa bru, et comment elle peut évoluer de la détestation à l'amour. « Un brillant avenir » effleure encore, avec justesse, bien d'autres sujets : le communisme de Ceausescu, par exemple, et la vie en Roumanie qui nous est décrite par Catherine Cusset comme si elle y avait vécu ; ou encore l'angoisse des mères en Israël pour leur garçon qui un jour aura 18 ans, l'âge d'aller à la guerre. « Un brillant avenir » est un formidable livre sur la vie, un de ceux qu'on ne lâche pas avant d'avoir lu le mot « fin » quand on l'a pris en main. Réellement : Catherine Cusset à son meilleur.
« Baisers de cinéma » est assurément le meilleur roman que j'ai lu en cette rentrée littéraire. Et peut-être le meilleur que j'aie lu cette année. Je l'ai savouré lentement, assis sur un banc, à l'ombre des grands arbres, au bout du quai Bourbon. « Baisers de cinéma » est une promenade dans Paris, dans l'île St Louis, rue Cassette..., avec arrêts dans les cinémas d'art et essai du quartier latin. Le narrateur y scrute, presque compulsivement, les films de la Nouvelle Vague. Et « Baisers de cinéma » devient alors non seulement une promenade dans Paris, mais aussi un roman du cinéma dans lequel Eric Fottorino nous offre de magnifiques éclairages sur la lumière.
Et puis « Baisers de cinéma » c'est aussi un roman sur la quête de mémoire, la piété filiale, celle que le héros voue à son père (photographe de la lumière, photographe du cinéma) dont l'ombre est omniprésente dans le livre. « Baisers de cinéma » c'est encore un roman sur l'absence, celle de la mère, dont le héros espère l'apparition un jour au détour d'une projection dans l'une des salles obscures qu'il fréquente. C'est que son père lui a laissé des dizaines et des dizaines de bouts d'essais et de photos d'actrices dont l'une, mais Gilles Hector ne sait laquelle, a été sa mère. Et puis un jour que la projection s'achève, aux 3 Luxembourg, sa voisine de fauteuil semble droit sortie d'un film d'Eric Rohmer (à moins que ce ne soit de Truffaut ?). Le livre devient alors un roman de la passion, de la déraison amoureuse qui monte comme la vague et submerge tout. (Tout sauf le mari trompé dont le portrait est à peine, en arrière-plan, mais avec quel talent, esquissé par Fottorino, et dont on devine tout l'héroïsme, tout le malheur muet, tout l'amour qu'il porte à son garçon et, malgré tout, à sa femme infidèle.). Mais la mer toujours se retire, de la femme parfaite apparaissent bientôt les défauts, la vague reflue, l'envoûtement d'abord croissant de l'amoureux devient désamour. Tout cela est magnifiquement construit, parfaitement amené et écrit avec tellement de subtilité, de légèreté, de délicatesse... Un grand, grand bonheur de lecture.
L'histoire est cette science qui scrute le passé nous le rendre intelligible. En écrivant « Une brève histoire de l'avenir » Jacques Attali entend donc nous faire comprendre les 50 prochaines années comme s'il lisait le livre d'histoire qui les raconte. Livre ambitieux donc qu'il articule en deux parties. Dans les deux premiers chapitres ("une très longue histoire" et "Une brève histoire du capitalisme") Attali nous livre sa lecture de ce qu'a été le parcours de l'homme depuis Homo sapiens jusqu'au 11 septembre 2000.
Et c'est cette lecture singulière, et singulièrement riche, passionnante, intelligente (quel brio pour nous faire comprendre que depuis Bruges, Venise, Londres...c'est l'ordre marchand qui gouverne le monde !) qui lui permet de nous donner les clés de ce que sera demain ; les clés de son interprétation de ce que seront demain les choix que nous aurons à faire, de ce que seront après-demain les conséquences des choix que nous ferons demain.Bien sûr les prochaines années nous montreront qu'Attali s'est trompé, sur tel ou tel point de détail, et peut-être même sur tel ou tel sujet d'importance. Qu'importe. Une brève histoire de l'avenir n'est pas un livre de voyance. Attali n'est pas Nostradamus. Une brève histoire de l'avenir est fruit des réflexions de l'un des esprits les plus pertinents qui soient, attentif à nous éclairer de ses recherches de ses réflexions. Une brève histoire de la vie de l'avenir est un livre généreux, utile. A lire d'urgence.
Milan kundera n'est pas seulement un grand romancier contemporain, un romancier majeur de langue française. il a tiré de sa qualité d'enseignant à l'université l'art de la pédagogie. "Le rideau", essai en sept parties, est un magistral cours de littérature sur l'art du roman, lequel est, pour lui, un art à part entière, ayant comme tel sa spécificité propre. "En inventant son roman, le romancier découvre un aspect jusqu'alors inconnu, caché, de la "nature humaine"; une invention romanesque est donc un acte de connaissance que Fielding définit comme "une rapide et sagace pénétration de l'essence véritable de tout ce qui fait l'objet de notre contemplation" Et Kundera poursuit "les personnages romanesques ne demandent pas qu'on les admire pour leurs vertus.
Ils demandent qu'on les comprenne, et c'est quelque chose de tout à fait différent. Les héros d'épopée vainquent, ou s'ils sont vaincus, gardent jusqu'au dernier souffle leur grandeur. Don Quichotte est vaincu. Et sans aucune grandeur. Car d'emblée tout est clair : la vie humaine en tant que telle est une défaite. La seule chose qui nous reste face à cette inéluctable défaite qu'on appelle la vie est d'essayer de la comprendre. C'est là la raison d'être de l'art du roman."Comme tout art le roman est un art universel, et Kundera le montre bien qui convoque au soutien de sa brillante démonstration Rabelais et Fielding, Cervantes et Gombrowicz, Broch et Musil... et nous montre combien Kafka n'est pas un écrivain pragois.Comme tout art le roman a sa spécificité et son domaine propre ne se confond pas avec celui de la poésie ou celui de la philosophie. "les arts ne sont pas tous pareils; c'est par une porte différente que chacun d'eux accède au monde. Parmi ces portes l'une d'elles est réservée en exclusivité au roman" et Kundera poursuit " Herman Broch l'a dit : la seule morale du roman est la connaissance" ou encore citant Flaubert " je me suis toujours efforcé d'aller dans l'âme des choses". et Proust n'écrivait pas autre chose, Kundera nous le montre ""...chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L'ouvrage de l'écrivain n'est qu'une espèce d'instrument optique qu'il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que , sans ce livre, il n'eût peut-être pas vu en soi-même. La reconnaissance en soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre est la preuve de la vérité de celui-ci..."Ces phrases de Proust, ajoute Kundera, ne définissent pas que le sens du roman proustien; elles définissent le sens de l'art du roman tout court"Il faut lire "Le Rideau", c'est un grand livre, un livre essentiel à tous ceux qui veulent comprendre ce qu'est l'art du roman, à tous ceux qui veulent dépasser les querelles du nouveau roman, à tous les passionnés de littérature.