Prescripteurs de saines addictions

Yv

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Je lis, je lis, je lis, depuis longtemps. De tout, mais essentiellement des romans. Pas très original, mais peu de lectures "médiatiques". Mon vrai plaisir est de découvrir des auteurs et/ou des éditeurs peu connus et qui valent le coup.

Les Presses de la Cité

Conseillé par
10 juillet 2013

Denis Humbert a plein de très bonnes idées dans ce roman. D'abord le titre de ses chapitres : "Un an avant le jour où c'est arrivé", puis, "Huit mois avant le jour où c'est arrivé" jusqu'au dernier intitulé logiquement : "Le jour où c'est arrivé". En tout, dix chapitres en comptant le petit prologue : "Le lendemain du jour où c'est arrivé". Et voilà le lecteur ferré, conscient qu'il va se passer quelque chose. Le suspense, même s'il n'est pas le ressort principal du livre monte progressivement.

Ensuite, le paysage, la moiteur du climat, la forêt amazonienne, le coin perdu au bout de nulle part, un bar improbable comme on peut en voir dans de vieux films états-uniens, en bois dans lequel viennent se réfugier des hommes et des femmes en attente de changement ou bien au contraire des gens qui n'attendent plus rien de leur vie : "... cet endroit n'était rien d'autre qu'un cloaque putride, un mouroir marécageux infesté de moustiques. [...) Il faudrait s'en accommoder. Serrer les dents et faire bonne figure, supporter cette moiteur perpétuelle et ce sentiment d'être en train de glisser dans le conduit d'un vide-ordures." (p.78) Le livre est très imprégné de cette atmosphère humide, poisseuse qui colle aux vêtements et aux corps.
Enfin, le romancier s'intéresse à ses personnages et leur donne de l'épaisseur. Dans chaque chapitre, des paragraphes ont pour titre et pour sujet principal un ou plusieurs protagonistes du roman. On connaîtra ainsi les raisons qui les ont poussés à venir s'enterrer ici, les relations qu'ils ont entre eux, leurs envies, leurs désirs. Il y a aussi les orpailleurs : "... En Europe, lorsqu'on parle d'or, on pense au luxe, aux bijoux ou même aux cours de la bourse. Huit mille kilomètres plus à l'ouest, en Guyane, on voit les choses différemment. On pense orpaillage clandestin, pollution des fleuves et délinquance..." (p.227). La défiguration du paysage, de l'écosystème et des relations humaines vient également de cette soif de l'or.
Le texte de Denis Humbert fait la part belle aux paysages et aux relations entre les personnages. On se projette aisément si ce n'est dans le bar, au moins dans des représentations cinématographiques qui lui collent. Un style alerte, vif qui sied aux situations et à l'histoire. Une écriture visuelle, une région parfaite en tant que contexte géographique, des personnages forts et attachants qui ont tous leurs deux faces la vitrine et le côté sombre, caché.
Une belle réussite que ce roman qui vous dépaysera (sauf si vous êtes Guyanais) et qui vous tiendra du début à la fin sans que jamais vous n'ayez vraiment envie de quitter le bar du caïman noir.

Conseillé par
10 juillet 2013

Tout petit texte absolument formidable, qui pourrait être un manifeste pour les écologistes en herbe, les amoureux des arbres et de la nature. D'abord, il y a l'écriture de Giono, son style, et sa description de la montagne, des sentiers et bien sûr des arbres. Et puis cette histoire incroyable d'un homme qui crée une forêt sur un territoire désert, seul. Incroyablement seul. Un homme devenu berger qui n'aspire qu'à la solitude et/ou aux vraies rencontres, celles desquelles il y a quelque chose à retirer. Un homme de valeur(s) : "Pour que le caractère d'un être humain dévoile des qualités vraiment exceptionnelles, il faut avoir la bonne fortune de pouvoir observer son action pendant de longues années. Si cette action est dépouillée de tout égoïsme, si l'idée qui la dirige est d'une générosité sans exemple, s'il est absolument certain qu'elle n'a cherché de récompense nulle part et qu'au surplus elle ait laissé sur le monde des marques visibles, on est alors, sans risque d'erreurs, devant un caractère inoubliable." (p.9)

Et puis, au fur et à mesure, dans ce texte, on peut s'apercevoir qu'il est certes un hymne à la nature mais aussi un dégoût de ce que l'Homme peut engendrer en catastrophes tant pour lui que pour les autres êtres vivants : les guerres (je me permets de rappeler que Giono fut très marqué par la première, celle de 14/18), le progrès qui oblige à détruire des pans entiers de nature en faveur des routes, des ponts, ... Une certaine misanthropie pointe, une amertume, un désabusement sur les actions humaines : "Quand on se souvenait que tout était sorti des mains et de l'âme de cet homme -sans moyens techniques-, on comprenait que les hommes pourraient être aussi efficaces que Dieu dans d'autres domaines que la destruction." (p.22/23)
Un texte efficace, court et puissant qui peut être lu aujourd'hui de manière très moderne, qui colle parfaitement aux conditions de vie de notre début de XXIème siècle. Mon fils a lu cette année, de cet auteur, (classe de seconde oblige) "Le grand troupeau", un roman long et pas facile, qui l'a ennuyé et pas vraiment fasciné (certes, la lecture n'est pas son sport favori, c'est même sans doute le cadet de ses soucis). Peut-être eût-il mieux valu faire découvrir Giono par ce court livre intemporel et sans doute plus accessible? L'exigence littéraire de Giono y est bien présente mais du fait du format du livre et des thèmes abordés, elle est plus facilement abordable et explicable. Peut-être même les élèves auraient-ils eu envie de découvrir ensuite ce que Giono a écrit d'autre ? Mais là, j'extrapole, je m'emporte...

Vents d'ailleurs

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10 juillet 2013

"Un cri Lola" est une longue lettre d'amour ou un cri d'amour du jeune homme pour Lola. Pour la musique aussi. Le jazz. Principalement, "A love Supreme" de Jonh Coltrane et "Fine and Mellow" de Lester Young et Billie Holiday. Je ne suis pas connaisseur de jazz, mais forcément lorsque c'est proposé si gentiment, j'écoute, et donc, en écrivant cet article, j'ai dans les oreilles Billie Holiday et Lester Young en attendant John Coltrane à la suite. Me voici donc dans de bonnes conditions pour écrire.
Auguste Bonel signe ici son premier roman, il avait auparavant publié des poèmes. Et cela se ressent dans son écriture, pas toujours aisée à suivre, mais toujours belle. A l'instar du poète James Noël haïtien, comme lui, et édité chez "Vents d'ailleurs", comme lui, A. Bonel fait appel à des images sensuelles, d'autres violentes, dures et crues et d'autres au contraire douces et légères.

Il parle de son amour pour Lola mais aussi des images de corps déchiquetés, d'êtres amputés suite aux séismes qui ont ravagé Haïti. Il parle de son corps et de celui de Lola qu'il désire. "La seule possibilité que j'aurais de sentir la chaleur de son corps, de glisser subtilement ma main sur ses hanches fines, ses fesses de fruit ensoleillé, c'est la danse. Mais elle n'aime pas danser, moi, je ne sais pas danser. Quand je danse, mon corps se délivre des mouvements que je conçois dans ma tête. Il me semble que mon cerveau est séparé du reste de mon corps. Soit je vais trop vite, soit je vais trop lentement. Le rythme n'est jamais à ma mesure. Je me sens lourd comme un grand oiseau aux ailes blessées, qui marche péniblement sur la berge. Tandis que la danse, c'est l'envol." (p.24) Je ne voudrais pas plomber mon image, mais je pourrais reprendre mot pour mot cette citation à mon compte, et je crois même qu'elle est en-dessous la vérité me concernant, plutôt que le grand oiseau, je me verrais plus comme un bâton raide qui tenterait de se trémousser sur une piste. Mais laissons de côté mes dons pour l'expression corporelle et revenons à notre sujet.
Les digressions ne sont pas toujours faciles, mais à chaque fois, l'auteur en sort et reprend au passage les lecteurs qu'il a pu perdre pendant quelques lignes et moi qui me suis perdu plus d'une fois, j'ai toujours eu grand plaisir à reprendre un fil littéraire plus linéaire. Pour finir, je voudrais citer un extrait de la déclaration d'amour pour Lola que le jeune homme garde en lui, une sorte de non-déclaration, comme dirait Brassens :
"Je sais que j'aime Lola, je sens qu'elle m'aime aussi, mais c'est un amour muet, il ne sait pas palper, il ne sait pas toucher, il ne sait pas révéler le corps dans la jouissance. Le désir est sans limite. Je n'ose pas garder Lola, je ne peux que la regarder. Je ne peux pas lui demander de se jeter dans le vide de ma vie. Je ne peux pas lui demander de soigner un homme qui saigne de partout. Si je le lui demandais, je me verrais comme un condamné à mort qui demande une femme en mariage et lui promet de beaux enfants. Tant d'autres aimeraient la retenir." (p.47)
Un beau texte qui demande de l'attention, mais qui, gros avantage, est court, 63 pages qui sauront vous retenir, plus efficacement que le narrateur ne retient Lola.

19,00
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14 juin 2013

Je viens d'apprendre qu'Alice Zeniter est la nouvelle lauréate du prix Inter, je recycle donc mon article de début janvier, pour coller à l'actualité. Voyez ce que j'en disais :


Une maison en bois, cernée par les rails, tout près de la gare de Nyugati à Budapest. Là vit la famille Mandy : Imre le grand-père, Pàl le fils et Ildiko sa femme et leur deux enfants Agnès et le jeune Imre. C'est une famille qui vit en dehors des autres, dans les non-dits et les secrets. Du début des années 70 à notre époque, elle subit ou vit les changements du pays, la chute du mur de Berlin, puis l'effondrement de l'URSS et l'ouverture à l'ouest.
Alice Zeniter place son roman en Hongrie, pays qu'elle connaît pour y avoir vécu. Un pays sans attrait touristique majeur, sans lien à la mer (c'est elle qui le dit), un pays brimé pendant de nombreuses années. Elle fait du jeune Imre son personnage principal. Grâce à lui, elle peut raconter l'histoire de cette famille qui a traversé la seconde partie du siècle dernier. Le grand-père a vécu la guerre, "La Seconde Guerre mondiale [qui] avait été un chaos total durant lequel le pays avait servi de parc à thèmes aux Hongrois, aux Allemands et aux Russes qui l'avaient tour à tour contrôlé. Chacun avait eu son temps de barbarie et chacun en avait usé." (p.31) Puis, la révolte des Hongrois contre les Russes en 1956 qui aboutira à l'invasion de Budapest par l'armée rouge. Suivront des exécutions des opposants ; la répression est terrible et les Hongrois ont peur jusqu'en 1961 où Janos Kadar prononce : "Tous ceux qui ne sont pas contre nous sont avec nous". Alors "Si Kadar acceptait les coeurs tièdes, les coeurs froids à la condition qu'ils conservent un silence poli, alors la maison au bord des rails acceptait Kadar. La peur se fit moins forte, les ventres se dénouèrent. Et Pàl comprit que si l'année 1956 avait été si longue et si terrible, c'était parce qu'elle avait duré jusqu'en 1961." (p102) Et puis la vie reprend son cours quasi-paisible dans la maison en bois et partout ailleurs dans le pays, jusqu'en 1989 et la chute du mur de Berlin.
Imre grandit dans ce pays en solitaire. D'une unique relation amicale dans l'enfance, il passe à une unique relation amoureuse. A travers lui, l'auteure parle de la difficulté de vivre dans un petit pays brimé dans lequel on ne peut être que "coeurs froids" ou "coeurs tièdes". Ne pas faire de vagues pour (sur)vivre. Imre découvre la vie sans passion -à part peut-être son travail dans le sex-shop qu'il a dû quitter pour une femme- sauf la naissance de sa fille. A part ça, il vit comme avant lui son père dénué de passion lui aussi. Il faut dire qu'il n'est pas très aidé, les non-dits et les secrets sont nombreux dans cette famille et il ne les apprend que très tard, certains par hasard et quasiment tous de la bouche d'une tante qui depuis longtemps a quitté la maison en bois pour vivre. Ne pas savoir ou se taire peut empêcher de vivre pleinement.
Très agréable lecture d'une part pour tout ce que j'ai écrit plus haut, les personnages, bien campés, bien décrits, les relations entre eux ou l'absence de relation, le contexte géographique et historique -personnellement, je ne connaissais pas du tout ce pays, à part quelques vagues souvenirs de livres scolaires- et d'autre part une belle écriture de l'auteure. Simple, directe Alice Zeniter fait mouche à chaque phrase. Elle allie la légèreté, l'humour à la profondeur de très jolie manière. Son livre, qui pourrait paraître un rien plombant si l'on se fie à mes deux premiers paragraphes ou au dossier de presse ne l'est absolument pas. Certes, ce n'est pas non plus un ana ou un recueil de bonnes blagues, néanmoins, A. Zeniter réussit à nous faire sourire par des formules inattendues, des dialogues francs et crus entre Imre et Zsolt.
Un roman à découvrir d'une jeune auteure que je ne connaissais pas (honte à moi puisqu'elle en est au moins à son troisième) mais que je compte bien continuer à lire.

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14 juin 2013

J'ai reçu dans ma boîte à lettres l'autre jour, la revue du département de la Loire Atlantique dans laquelle un article m'a plu : les nouveaux collèges construits par cette collectivité territoriale porteront tous des noms de femmes et, celui d'une ville proche de chez moi, s'appellera le collège Andrée Chédid, le premier en France à porter le nom de cette romancière-poétesse récemment décédée.

D'où la réalisation d'une vieille envie de ma part : relire L'autre, le premier roman que j'ai lu d'elle et qui m'avait enthousiasmé. A relire des livres qu'on a aimé, on prend un risque, celui de n'y plus retrouver tout ce qui nous avait fait l'aimer. Ça m'est arrivé plusieurs fois, au point de refermer le livre assez vite pour en garder la magie en moi. A peine ré-ouvert ce roman je savais que je ne prenais pas ce risque. Emballé dès le départ jusqu'au bout de l'attente de Simm.
Andrée Chédid pousse son personnage à la solitude, elle le pousse aussi dans ses retranchements, l'obligeant à réfléchir sur l'avenir de l'humanité entre modernisme à tout crin et/ou humanisme :
"Les machines délivrent. J'en ai vu qui creusaient pour découvrir une source, d'autres qui montaient en quelques jours des panneaux de maison, celles qui lient la terre, qui brisent les distances. [...] Tu sais, l'ignorance est une défaite, aussi.
- Notre défaite, Ben, sais-tu où elle est ?
- Peut-être, d'aimer les choses plus que le chemin ?...
- C'est quoi le chemin ?
- Où l'on marche, où l'on avance, où l'on va..." (p.112)
Les thèmes classiques ne sont pas évités, l'amour, la mort, la vie, le sens que l'on donne à sa vie, vus par les yeux de Simm ou de Aga, la petite fille qui vient le soutenir quelques jours. Et pour aborder ces questions, Andrée Chédid use de diverses formes narratives : le roman classique, la poésie en prose, avec mise en page particulière et le théâtre avec dialogues et didascalies.
Un roman fort qui reste longtemps en mémoire et qui, je viens de le prouver, ne perd absolument rien à la relecture, des personnages formidables, Simm en particulier qui n'en fait qu'à sa tête. Un film a été tiré de ce grand roman, mis en scène par Bernard Giraudeau, je suis à l'affût d'un éventuel prochain passage sur une chaîne de télévision, car il me semble qu'il n'en existe pas de copie DVD. Messieurs et Mesdames les Président(e)s de chaînes et programmateur(trice)s, pour une fois, faites quelque chose de bien, programmez de bons films dont L'autre de Bernard Giraudeau !