Prescripteurs de saines addictions

Textes de la conférence d'Yvanne CHENOUF sur Claude PONTI

Sous le vernis des expositions

SOUS LE VERNIS DES EXPOSITIONS

À l’occasion de la présentation publique d’une exposition d’originaux de Claude Ponti, Katia Le Rille a contacté l’AFl pour aider les bibliothécaires de Noisy-le-Sec dans leur rôle de transmission culturelle. Le compte-rendu qui suit témoigne des questions que se sont posées les membres de l’AFL pour comprendre, avec les enfants, la mise en scène du savoir que représente toute exposition afin de former une diversité de regards face aux œuvres esthétiques.

Seules comme des images
Pour les enfants familiers des bibliothèques, les images d’illustrateurs font partie des livres qu’ils feuillettent, qu’ils écoutent, qu’ils empruntent pour les lire. Chacune, enchaînée à d’autres (même sujet, couleurs proches, univers partagé), participe à la transmission d’une même histoire ; chacune est solidaire d’une trame. Indissociable. Un jour, au hasard d’une programmation , des enfants redécouvrent leurs images, séparées de leurs « partenaires » de fiction, sorties une à une des livres, accrochées sans raison apparente à côté d’autres, tout aussi solitaires, jusque-là étrangères. À elles seules, désynchronisées, déracinées, elles semblent dépourvues de sens et pourtant on les sent animées d’une histoire (une scénographie). Laquelle ? Comment la lire ? Comme l’aventure d’un écrivain ? Le récit d’une galerie de personnages ? Ou la mise en scène d’une écriture ? Nous allons vous raconter l’histoire croisée de plusieurs regards, ceux d’enfants qui, ne se connaissant pas, ont échangé leurs perceptions autour d’une iconographie commune, plus précisément celle d’un de ses plus célèbres auteurs pour la jeunesse : Claude Ponti ? C’est ainsi que la médiathèque de Noisy-le-Sec (93) a demandé au groupe local dionysien de l’Association Française pour la Lecture d’aider l’équipe de bibliothécaires à mettre en contact leur jeune public avec une exposition de dessins originaux provenant de l’œuvre de cet écrivain. Plus d’une trentaine de cadres ont été sélectionnés et répartis entre la médiathèque centrale et l’annexe et neuf séances d’une heure et demi ont été organisées : six pendant le temps de loisirs et trois dans le cadre scolaire. Chaque fois, les groupes de visiteurs se sont constitués en s’agglutinant maladroitement, au fil des arrivées, avec une certaine gêne : un centre de loisirs, une classe, des enfants accompagnés par un parent, un ami, inscrits à une animation ou bien venus seuls, intrigués par ces collectifs commentant des images et désireux d’en être. Chuchotant, se donnant des coups de coude en levant le menton vers les images affichées, laissant remonter leurs souvenirs, leurs interrogations, partageant leurs impressions… ils se sont pliés aux sollicitations, d’abord timides observateurs, puis vaillants interprètes d’un langage qui ne les rebutait pas et ne cessait pourtant de les intriguer.

Sens de la visite
L’exposition est un langage symbolique qui hiérarchise, à l’intérieur d’une trame tenue secrète, une somme d’informations dont la perception influence les modes de circulation dans un espace réservé à cet effet : un musée, une galerie, parfois une bibliothèque. Comment y déambuler alors que l’itinéraire est masqué et que ce qui compte, comme dans tout langage, se trouve moins à l’intérieur des cadres que dans leurs intervalles ? Comment regarder une « rétrospective » quand l’œuvre entière est inconnue ? Chronologiquement ? Thématiquement ? Naïvement ? Rien n’indiquait le sens de la visite si ce n’est une vague orientation donnée par l’habitude de circuler dans cette pièce. Les bibliothécaires avaient choisi d’accrocher les images par date de création, nous avions, quant à nous, proposé de nous appuyer sur leurs déclinaisons graphiques selon les lieux d’affichage (centre ville et quartier excentré) : depuis Adèle, fille de l’auteur, jusqu’à toutes les filles de l’œuvre, en passant par la figure unificatrice d’Alice au pays des merveilles, pour le premier parcours ; en suivant des liens intertextuels, le grand palimpseste de l’œuvre, pour le second. Comment les enfants allaient-ils investir ces trajets et qu’allaient-ils vivre en musardant ? Emprunter le chemin reconnu (usage de références) ou se découvrir un itinéraire en parcourant la carte (construction parallèle des savoirs et du dispositif d’agencement) ? Plutôt intimidés, au début, ils ont choisi de regarder le dessin le plus proche d’eux tout en se déplaçant, furtivement, de proche en proche (pour certains, cela signifiait ne pas quitter l’adulte ou le copain référent, pour d’autres, il s’agissait de s’éloigner prudemment de toute personne susceptible de recueillir une opinion, une impression). Les premiers instants d’appropriation de l’espace se sont ainsi déroulés, à partir de conduites feutrées, de stratégies sauvages de ralliements ou d’évitements. Peu de mots sauf pour ceux qui, connaissant l’œuvre, le lieu, des gens… s’autorisaient à livrer à haute voix des détails prélevés à la surface des planches : une image en 3D, un personnage connu (Petit chaperon rouge, Blanche-Neige…), quelques séquences narratives (deux dessins pour une même image)…

Impressions d’une immersion
Au premier rassemblement, autour de l’affiche de l’exposition (la couverture de Mille secrets de poussins), nous avons recueilli les premières sensations que nous avons disposées sur une grande feuille en les organisant. Petit à petit, les remarques individuelles ont révélé quelque unité sous la variété de points de vue. On sentait l’inégale culture entre des enfants fanatiques de l’œuvre (développant et reliant leurs savoirs) et d’autres, s’accrochant à quelques éléments insolites glanés au fil du regard. A cette première confrontation des angles de lecture se sont ouverts : tous les originaux (mot dont le sens a dû être expliqué) appartenaient au même auteur et provenaient d’albums différents. Pour transformer cette information en clé de lecture, il fallait la consolider par l’apport d’éléments solides. Nous avons choisi de favoriser trois types de remarques parmi celles inscrites à notre tableau mural : quelques personnages récurrents de l’œuvre (Adèle, la muse, Blaise, le fil rouge), des liens intertextuels (hommage à Arnold Lobel, références aux contes…) et des choix graphiques (mode de génération des monstres, signalisation des familles). À tous, nous avons présenté Adèle, la fille de l’auteur et l’initiatrice de son œuvre et Blaise, le trublion de l’auteur, son fou du roi, son déclencheur de récit. Nous avons commenté la drôle de tombe, dans le cimetière de Ma Vallée, un livre ouvert avec un tout petit crayon, celui qui faisait pleurer monsieur Hulul et permettait de célébrer son auteur récemment disparu, Arnold Lobel ; quelques enfants ayant repéré un petit chaperon rouge aveugle sur la couverture de Parci et Parla, nous avons expliqué la cause de cette cécité (personne en lisait plus son histoire de puis 1000 ans, privant le monde de vision). Enfin, nous nous sommes attardés sur un monstre en apesanteur et montré sa constitution hétérogène (ventouses de pieuvre, écailles de reptiles, pinces de crabe…) et nous avons identifié ces drôles de processions allant du plus petit au plus grand : les familles. En quelque sorte, nous avons muni les enfants de « citations » littéraires leur permettant, devant le cadre de leur choix, de recréer un univers mental pour soutenir leur observation. Invités à retourner voir les images, les enfants ont pu organiser leur parcours de façon plus subjective (ils avaient un but) : de cadre en cadre, à la recherche de Blaise, d’Adèle, et des personnages de contes, ils ont suivi la rumeur entendue s’arrêtant parfois pour contempler ce qui avait marqué leur sensibilité (une tombe devenue familière, un monstre démasqué sous sa silhouette rafistolée) ou ce qu’ils n’avaient vu et qui avait été révélé. Certains restaient dans une recherche solitaire d’autres recherchaient la présence d’un adulte qui pouvait donner des explications.

Icebergs en vue
Au second regroupement, tout le monde avait quelque chose à dire, et tout en parlant, chacun cherchait des yeux, montrait du doigt un lieu ou un autre d’une scénographie qui se découvrait sous l’utilisation de termes spatiaux : là-bas, plus loin, à côté de, au début… « Blaise on le cherche, il est plein de fois, dans plein d’histoires, on l’a vu presque partout… là, là, et encore là-bas… ». Blaise, fil rouge de l’œuvre, guidait les lecteurs de cadre en cadre sur le chemin invisible de l’intertextualité. « Dans l’espace, là-bas, le monstre est énorme, il a une queue de crocodile, des pinces de crabe. Les monstres sont faits avec plein d’animaux terribles, il y en a beaucoup, des forêts de monstres : arbres à pattes de monstres. ». Réunion de deux figures monstrueuses à une dizaine d’années de différence (Le Nakakoué, 1997, et Bih-Bih et le Bouffron-Gouffron, 2010) et révélation d’un mode de traitement graphique : le collage. « Les ours vont du plus grand au plus petit ou du plus petit au plus grand, les poissons aussi… c’est des familles. » et, bientôt, l’idée qu’un jour tout ça s’inversera, les enfants allant devenir plus grands que leurs parents. Des souvenirs sont revenus, d’abord littéraires avec cette princesse transformée en grenouille (« Claude Ponti mélange plein d’histoires qu’on connaît pour en faire une autre. Il se sert des contes pour raconter de nouvelles histoires. ») : le collage, toujours. Puis, des souvenirs urbains : « Il a écrit un livre sur Paris : on a vu la tour Eiffel, Notre Dame de Paris avec ses gargouilles. ». Commentaire de cette drôle d’image où des éléphants volants (Dumbo) jettent sur Paris, recouverte de mousse verte, des bulles roses ressemblant aux chewing-gums que les Américains ont diffusé après avoir contribué à libérer Paris occupée par les Nazis. Mais déjà les corps ne tenaient plus en place, il fallait aller voir les éléphants, les princesses, les apparitions de Blaise, d’Adèle… et d’autres choses pour pouvoir les raconter, nourrir la relation d’amateurs juste découverte, un des principes ou des effets du langage « expographique ». Un théâtre s’ouvrait avec ses zones de lumière et ses coulisses, ses trappes aussi. Il restait à mettre des mots sous les fils invisibles reliant secrètement les cadres entre eux : articuler les modes de lecture de l’exposition à ses modes d’écriture.

L’esthétique de l’absurde
Au troisième regroupement, après de nouvelles déambulations dans l’espace, les enfants découvrent, au centre de l’agora, les albums contenant les illustrations exposées. Ils se sont précipités afin de retrouver, dans un autre contexte, les images décontextualisées sur les murs de la bibliothèque. Certains se limitent au jeu de retrouvailles et changent de livre une fois leur recherche satisfaite, d’autres, ayant trouvé leur image, en profitent pour lire le texte l’accompagnant. Nous en avons profité pour parler des œuvres inconnues et recontextualiser certaines images (l’histoire d’Okilélé cet enfant maltraité par sa famille, obligé de s’enfuir pour trouver le bonheur) et s’interroger sur quelques éléments graphiques : la proximité entre Adèle qui lit un livre au pied d’un arbre comme la sœur d’Alice, la robe bleue et le tablier blanc rapprochant Bih-Bih de l’Alice de Walt Disney. Avec Blaise, Alice est alors apparue comme une source irrigant toute l’œuvre. Chemin faisant, des enfants ont rapporté des détails intrigants : un poisson sautant de la page du livre d’Adèle, comme si l’image était vivante, des oiseaux accrochés à des notes de musique comme à leurs chants, des larmes séchant sur une corde d’étendage donnant à l’expression « sécher ses larmes » un drôle de sens. Tout un monde absurde était en train de surgir sous des cadres sagement accrochés : l’univers du nonsense cher à Lewis Carroll. Avec l’apparition de ces nouveaux signes, le regard n’a cessé de s’élargir sous la pression des questions. Ainsi, les enfants ont évoqué ce qui, au début, leur avait semblé futile ou anecdotique : des champignons aux formes de toboggans, des éclaboussures produites par un personnage invisible sautant dans les flaques d’eau, un bateau avec des ailes et des nageoires… Soudain, l’étrange, digne d’être regardé (et pas seulement moqué) s'entourait d’une esthétique, au sens de beauté mais aussi de gêne ou d’angoisse dans la découverte de cette œuvre « mise en pièces », en successions d’images visibles pour elles-mêmes en dehors de l’histoire qu’elles contribuaient à publier. Rires, émotions, incertitudes, silences… c’est dans cet éventail polyphonique que les enfants ont progressivement accepté de tenir un discours sur l’art dans cet espace symbolique de l’exposition, un lieu attirant pour les uns, décourageant pour les autres. Nous leur donc proposé d’abandonner définitivement toute attitude d’extériorité et d’entrer dans la scénographie en maître d’œuvres : d’abord, dans le commentaire (en devenant critiques), puis, dans l’action (en se transformant en commissaires).

De l’écran au montage
Dans un auditorium, confortablement installés, les enfants ont redécouvert les images exposées, projetées sur grand écran dans l’ordre chronologique choisi par les organisateurs. Selon leur bon vouloir, ils sont montés sur la scène pour commenter les projections devant un public désormais informé. Dominé par l’image qui se reflétait sur leur corps, chaque enfant a dû s’approcher de l’écran pour montrer, associer, isoler… des éléments visuels, pénétrant ainsi dans l’univers de l’image comme s’il en faisait partie. En représentation, chacun incorporait, par le discours et le corps, la scénographie. Chaque image, d’abord remise dans son contexte, ses circonstances de production, a progressivement été reliée à d’autres images de la sélection : « Adèle a une robe comme Alice au pays des merveilles, une robe en tissu anglais avec des petites fleurs parce qu’Alice est anglaise ; Adèle lit un livre plein d’images (contrairement à Alice dont la sœur lisait un livre sans images). Mais une autre petite fille ressemble à Alice (de Walt Disney) avec sa robe bleue et son tablier blanc : c’est Bih-Bih… » Par comparaisons, grâce à des références prises à l’intérieur et l’extérieur de l’œuvre, se confirmait un des modes de travail de Claude Ponti : l’emprunt sous lequel se révélait son style. C’est pendant ce temps de projection que certains enfants ont pu partager d’autres savoirs, des intuitions : « Je crois que les couleurs chaudes sont pour les personnages qu’il aime beaucoup et pour des personnages imaginaires ; pour des personnages réels ou des décors, il prend des couleurs froides. ». Il y avait là un public âgé de 5 à 13 ans : qu’est-ce que chacun retirait de ces propos ? L’observation des images, l’attention aux commentaires, le vif désir de venir sur la scène pour livrer une remarque montrait un changement de posture depuis le début de la séance : d’observateurs les enfants étaient devenus interprètes.

Dans une autre salle, avec des ciseaux et de la colle, les enfants ont retrouvé les images de l’exposition en vignettes de petite taille. Sur une grande feuille de papier, ils ont été invités à réorganiser ces estampes, à créer un chemin pour des regards. Certains choisissent de faire circuler leurs spectateurs virtuels par thèmes (arbres, montres, personnages), d’autres par ambiance chromatique (tri par couleur), d’autres par leurs livres préférés. Temps fertile, nourri de souvenirs tout frais et de projections vers un public imaginaire. Sous les hésitations (par où commencer, par où finir, où mettre cette image, à côté de laquelle….), les enfants cherchaient à définir un itinéraire virtuel, invisible pour les futurs visiteurs « comme le chien qui saute dans les flaques d’eau, qu’on ne voit pas mais qui éclabousse tout le monde ». Un parcours sémantique seulement décelable dans l’espace intericonique.

Cherchant à rapprocher des enfants (souvent très éloignés) du médium exposition, nous avions découpé chaque séance en cinq temps : le repérage libre (approche directe, subjective et sensible), l’investissement d’une posture de lecteur (passer du vécu, du perçu au conçu), la conservation de l’expérience (lien entre l’émotion et le cognitif), l’interprétation (passage de l’impression au point de vue) et la médiation (critique du médium). Pour atteindre la sensibilité du spectateur, l’exposition s’appuie sur un ordre connu des visiteurs afin qu’il soit reconnu (exposition endogène ou référentielle) ou parie sur un dispositif pédagogique générant, en lui-même, son principe de compréhension (exposition endogène ou interprétative). Dans le premier cas, on s’appuie sur les savoirs des enfants, dans le second, on construit (ou clarifie) leurs savoirs par l’exposition. Ce faisant, on leur fait prendre conscience du médium consistant à mettre en scène des objets, des savoirs… afin de développer une lecture critique sur le contenu et sur la forme de l’expérience vécue (qui devient le propos de la manifestation). Sous un choix qui peut paraître arbitraire (les enfants parlent parfois de « n’importe quoi »), se cache une logique, une construction et, évidemment, une manipulation. « C’est à la fois d’un enjeu de savoir dont il s’agit, mais aussi d’un enjeu de démocratie : la mise en partage d’un patrimoine dont tous, nous sommes les héritiers et que tous, nous continuons à enrichir. »

Yvanne Chenouf, Nadine Leclère Dorigné, Annie Vuillermet

(À la fin de cette expérience, un journal a été produit à partir des réactions des enfants : ce document est en libre accès sur le site de la médiathèque de Noisy-le-Sec).

Articles en ligne :
« L’enfant, l’élève, le visiteur ou la formation au musée », Cora Cohen, La Lettre de l’OCIM n° 80, 2002, http://doc.ocim.fr/LO/LO080/LO.80(5)-pp.32-37.pdf

« Apprendre à visiter une exposition », dossier « Culture de l’école, culture des jeunes », Maria-Alice Médioni, Les Cahiers pédagogiques n° 486, janvier 2011 : http://www.cahiers-pedagogiques.com/Apprendre-a-visiter-une-exposition.html