Prescripteurs de saines addictions

Dans la main du diable, roman

Anne-Marie Garat

Actes Sud

  • Conseillé par
    28 octobre 2014

    Paris, septembre 1913. Gabrielle Demachy accompagne Agota, la tante qui l'a élevée à la mort de ses parents, au Ministère de la Guerre. Angoissée par cette convocation, Agota imagine le pire : une expulsion vers la Hongrie son pays d'origine. Mais sur place, on leur annonce sans ambages la mort d'Endre, le fils d'Agota, ingénieur chimiste parti en mission en Birmanie il y a 6 ans de cela sans plus jamais donné de nouvelles à sa famille. Le jeune homme est mort en 1908 mais l'information a mis longtemps à atteindre la France. D'Endre ne reste plus qu'une vieille malle contenant des nippes difficilement identifiables. Si Agota se résigne, Gabrielle accepte mal la mort de son cousin qui était aussi l'homme qu'elle aimait de tout son cœur de jeune fille. Elle voudrait connaître les circonstances de ce décès inattendu et pour cela, aiguillée par un obscur gratte-papier du ministère, elle se présente pour un poste d'institutrice chez le Docteur Pierre Galay, l'homme qui aurait expédié la malle depuis la Birmanie.

    C'est Madame Mathilde, matriarche de la famille Bertin-Galay, à la tête d'une prospère biscuiterie, qui la reçoit et l'engage. Elle devra s'occuper de l'éducation de la petite Millie, fille de Pierre et orpheline de mère. L'enfant est de santé fragile et sa grand-mère a décidé qu'elle irait mieux, loin de Paris, dans leur maison de campagne du Mesnil. C'est donc par ce biais que Gabrielle entre dans la famille Galay, premier pas dans sa quête de vérité sur la mort de son premier amour. Elle ne sait pas qu'elle vient de mettre le doigt dans un engrenage qui mettra sa vie en danger.

    Coup de cœur absolu pour cette somptueuse fresque qui mélange les genres avec bonheur et bénéficie de la sublime écriture de son auteure.
    Dans la main du diable est d'abord un roman initiatique porté par le charisme de son héroïne, Gabrielle, jeune femme du début du siècle qui s'émancipe et suit la voie de ces femmes libres qui ne veulent plus subir le joug d'un mari omnipotent. Le chemin est long, les lois sont iniques mais des perspectives s'ouvrent pour celles qui ne veulent plus se faire dicter leur conduite par les hommes.
    C'est aussi un roman d'amour, le premier, celui d'une jeune fille pour un homme insaisissable, le cousin idéalisé, paré de toutes les qualités. Comme tous les premiers amours, elle le croit le dernier et même la mort ne peut effacer les sentiments forts et absolus qu'elle porte en elle. Mais est-ce le vrai amour ? Gabrielle apprendra qu'il existe une autre forme d'amour, une vraie communion de deux êtres, sensuelle, physique, passionnée, bien loin de l'attachement sentimental et romantique d'une presque enfant pour une chimère.
    Mais Anne-Marie GARAT ne s'est pas arrêtée là. Elle réussit aussi une saga familiale en racontant les destins d'une famille de biscuitiers parisiens, enrichis durant la guerre de 1870 et qui continue à prospérer en ce début du XXè siècle. L'union des Bertin, fondateurs de l'entreprise, petits bourgeois commerçants et des de Galay, aristocrates rentiers, fait des merveilles, surtout grâce à Madame Mathilde, digne héritière de son père, qui mène ses affaires et son monde d'une main de fer. Débarrassée d'un mari qui préfère jouer les globe-trotteur, elle dirige seule l'usine parisienne et régente la vie de ses quatre enfants à la manière d'un despote. Son seul souci est sa succession qui s'avère difficile. Pierre est chercheur à l'Institut Pasteur, Daniel s'est entiché de cinéma et Blanche et Sophie ne sont que deux oies blanches sous la coupe de leurs époux.
    Le destin des Bertin-Galay, de Paris au Mesnil, entre respect des convenances, petites mesquineries en famille et nombreuse domesticité, est un condensé de la France du patronat à la veille de la première guerre mondiale.
    Tout cela mène naturellement l'auteure vers la fresque sociétale et historique. C'est toute la France du début du siècle qui revit sous sa plume : émancipation des femmes, premières grèves ouvrières, mécanisation du travail, montée de l'anarchisme et du syndicalisme, début du cinématographe, crise nationaliste, impuissance des pacifistes, fragilité de la Troisième République, etc.
    Et pour finir, Dans la main du diable est aussi un fabuleux roman d'aventures qui se promène du côté des colonies, un roman policier à suspens avec une enquête criminelle menée par un commissaire Louvain, fin connaisseur de la nature humaine et peu enclin à obéir à une hiérarchie jugée trop frileuse, un roman d'espionnage qui met en scène les services secrets, les cabinets occultes, des hommes prêts à tout pour rétablir la grandeur de la France et intriguent pour mettre la main sur l'arme chimique.
    On l'aura compris, Dans la main du diable est un livre extra-ordinaire, un roman-fleuve terriblement addictif qui ne se lâche plus une fois commencé et emporte dans un tourbillon d'aventures et de sentiments. C'est le souffle de Zola et d'Hugo qui a inspiré Anne-Marie GARAT, une auteure à la plume enchanteresse qui sait passer d'un univers à l'autre, d'un niveau de langage à l'autre, d'un personnage à l'autre avec une maîtrise digne des plus grands. A lire évidemment !